Publié le : 03/03/2014 par Hélène WEYDERT

Harcèlement moral : une loi bientôt?

Camille Claudel, Les causeuses - Version 2

« Les causeuses » – Camille Claudel

 

Cour d’appel (Luxembourg), 13 février 2014

Une salariée, ayant plusieurs années d’ancienneté, est en incapacité de travail à partir du 14 juin 2006 et pendant un an environ, avant de bénéficier, le 21 juin 2007, d’un reclassement externe[1] lui permettant de percevoir des indemnités de chômage.

Cette salariée soutient que sa maladie serait exclusivement due au harcèlement moral de son supérieur hiérarchique et de ses collègues de travail et que son employeur, pourtant informé, n’aurait pris aucune mesure pour remédier à la situation.

Elle introduit un recours devant le tribunal du travail en 2008 et un jugement du 6 juin 2011[2], après audition de nombreux témoins[3], déboute la salariée de ses demandes en indemnisation de ses préjudices matériel et moral, la preuve du harcèlement moral n’étant pas rapportée : l’ambiance de travail était certes tendue, mais il en était de même pour tous les salariés et la détresse – bien réelle – de la salariée n’était imputable ni à son supérieur hiérarchique, ni à ses collègues, ni à une quelconque faute de son employeur, lequel a réagi après avoir été informé par la salariée, le 13 juin 2006, soit la veille de l’incapacité de travail prolongée qui a entraîné la fin des relations de travail.

La Cour d’appel, saisie, rappelle, suivant une jurisprudence constante, que “contrairement au harcèlement sexuel[4], le Luxembourg n’a pas encore légiféré de manière générale sur la matière du harcèlement moral sur le lieu de travail”[5].

Le droit national

La Convention du 25 juin 2009 relative au harcèlement et à la violence au travail, conclue par les partenaires sociaux, et déclarée d’obligation générale par règlement grand-ducal du 15 décembre 2009, n’était pas applicable aux faits reprochés (datant de 2005).

La salariée a invoqué l’article 1134 du Code civil suivant lequel “Les conventions … doivent être exécutées de bonne foi”[6].

Mais elle a soulevé en premier lieu les dispositions du Code du travail relatives à l’obligation de l’employeur d’assurer la sécurité et la santé des salariés “dans tous les aspects liés au travail”[7] et de prendre “les mesures nécessaires pour la protection de la sécurité et de la santé … physique et psychique des salariés”[8].

La Cour d’appel, suivant une jurisprudence constante, rejette cette base légale, qui serait réservée à la prévention des risques professionnels “objectifs”, précise t-elle[9].

Obligation de moyens – ou de résultat ?

Quelle est, exactement, la nature de l’obligation de l’employeur, quand il doit prévenir ou faire cesser le harcèlement moral ? Les meilleurs efforts de l’employeur, même non couronnés de succès, suffisent-ils ?

Dans un arrêt du 21 juin 2011, la Cour d’appel a estimé que l’employeur est tenu par une obligation de résultat, au titre de son obligation légale plus large de protection de la santé et de la sécurité des salariés au travail. Selon cet arrêt, admettre le contraire “aboutirait à vider cette obligation de tout sens et de tout effet“[10].

Dans son arrêt du 13 février 2014 précité, la Cour d’appel rejette l’argument avancé par la salariée, sur base du droit français, selon lequel l’employeur est tenu d’une obligation de sécurité de résultat en matière de harcèlement moral, étant donné “l’absence de disposition spécifique analogue en droit luxembourgeois”[11].

L’Union européenne

La directive européenne en la matière[12], relative à l’égalité de traitement, vise le cas particulier du harcèlement discriminatoire : un comportement discriminatoire fondé sur la religion ou les convictions, le handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle, est susceptible d’être qualifié de harcèlement, si ce comportement “a pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d’une personne et de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant”[13].

En principe, la directive n’a pas d’effet direct dans les relations entre les particuliers (y inclus dans les relations entre un employeur et ses salariés) : la directive établit seulement un cadre général, sur la base duquel chaque Etat doit adopter (ou adapter) sa législation.

La directive européenne en matière d’égalité de traitement a été transposée en droit luxembourgeois par une loi de 2006[14], qui n’était pas applicable aux faits reprochés (ceux-ci datant de 2005).

Cependant, la jurisprudence européenne a précisé que les juges nationaux doivent interpréter leur droit national ”à la lumière du texte et de la finalité de la directive pour atteindre le résultat visé par celle-ci”.[15]

C’est donc ce cadre juridique, européen, relatif au harcèlement discriminatoire, sur lequel se base la Cour d’appel, dans son arrêt du 13 février 2014, quoiqu’incomplètement.

En effet, la Cour d’appel se base sur la directive européenne uniquement pour établir une définition du harcèlement moral qui reprend textuellement la définition de la Convention du 25 juin 2009 précitée (dont on a vu qu’elle n’était pas applicable au moment des faits).

Harcèlement moral : définition

Le harcèlement moral se produit lorsqu’une personne relevant de l’entreprise commet envers un travailleur ou un dirigeant des agissements fautifs, répétés et délibérés qui ont pour objet ou pour effet :

  • soit de porter atteinte à ses droits ou à sa dignité;
  • soit d’altérer ses conditions de travail ou de compromettre son avenir professionnel en créant un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant;
  • soit d’altérer sa santé physique ou psychique”[16]

L’enjeu : la charge de la preuve

En principe, la charge de la preuve pèse entièrement sur celui qui a une prétention.

En l’absence de base légale spécifique, le salarié qui s’estime victime de harcèlement moral devrait donc rapporter la preuve d’une faute commise par l’employeur, d’un préjudice subi et d’un lien causal entre la faute et le dommage.

Si la base juridique est, en revanche, celle de la directive européenne, celle-ci prévoit un système allégé de la charge de la preuve permettant à la victime supposée d’établir simplement “des faits qui permettent de présumer l’existence [d’un harcèlement moral découlant] d’une discrimination directe ou indirecte”[17]. Et il appartiendrait à l’employeur de prouver qu’il n’y a pas eu de harcèlement discriminatoire[18].

En ce qui concerne la charge de la preuve, la Cour d’appel, dans son arrêt du 13 février 2014, ne retient pas la base juridique de la directive européenne. Peut-être, mais la Cour est muette sur ce point, parce que cette directive n’est pas applicable à l’affaire dont la Cour est saisie, la salariée s’estimant victime d’un “simple” harcèlement moral, et non d’un harcèlement moral discriminatoire[19]?

Il s’ensuit que la victime, selon qu’elle subit un “simple” harcèlement ou un harcèlement discriminatoire, n’a pas la même charge de la preuve[20], ni la même protection[21].

La bonne foi : base légale ?

L’obligation de l’employeur d’exécuter de bonne foi le contrat de travail résultant de l’article 1134 du Code civil constitue, en l’absence d’une législation spécifique, la base légale de l’action en dommages et intérêts du salarié qui s’estime victime d’un harcèlement moral.

Cet engagement d’assurer à ses salariés des conditions de travail normales oblige l’employeur, seul détenteur du pouvoir de direction et d’organisation de l’entreprise, à prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir ou faire cesser toute forme de harcèlement moral au sein de son équipe.

Ainsi, même si l’employeur n’est pas à l’origine du harcèlement, sa responsabilité en tant que chef d’entreprise sera engagée, de sorte qu’il aura tout intérêt à prévenir et à sanctionner les agissements de harcèlement moral au travail.”[22]

En conséquence, la salariée qui s’estime victime de harcèlement moral (non discriminatoire) doit rapporter la preuve de trois éléments :

  • Elle doit prouver le harcèlement moral comme faute de l’employeur, soit : la preuve des faits constitutifs de harcèlement, la preuve que l’employeur était averti et qu’il n’a pas réagi;
  • Elle doit prouver l’existence et l’étendue de son préjudice; et
  • Elle doit prouver qu’il y a un lien causal entre la faute et le dommage subi.

Information de l’employeur

L’employeur doit avoir été averti des faits de harcèlement moral : c’est la “condition nécessaire pour rendre fautive l’omission de prendre les mesures appropriées pour faire cesser les faits de harcèlement”[23].

Cette information, dont la Cour d’appel, dans son arrêt du 13 février 2014, ne précise pas qu’elle devrait être effectuée par la salariée elle-même[24], doit être adressée :

  • aux dirigeants de l’entreprise ayant pouvoir de faire cesser ou de prévenir les faits de harcèlement”; ou
  • aux personnes[25] ayant reçu “l’accord des dirigeants de recevoir à leur place cette information” : il peut s’agir, précise la Cour, des responsables des ressources humaines, des délégués du personnel, des représentants syndicaux[26]…

Harcèlement moral avéré ? (non)

La Cour d’appel, dans son arrêt du 13 février 2014, confirme le jugement du 6 juin 2011 précité : la salariée n’a pas établi que son mal-être a pour origine un harcèlement moral sur son lieu de travail.

Le stress – même intense – subi du fait d’un contexte professionnel tendu ne constitue pas un fait de harcèlement moral[27] :

La mise en oeuvre du pouvoir [de l’employeur] peut susciter chez les salariés qui en subissent les conséquences, parfois désagréables, des mécontentements, des ressentiments, et créer des tensions ou engendrer des situations importantes de stress. … Le seul fait de donner des ordres … ne caractérise pas un harcèlement moral”[28], de même que “l’une ou l’autre réaction inappropriée et cynique”[29].

Conclusion

Les difficultés rencontrées pour établir s’il y a, ou non, harcèlement moral sont multiples et susceptibles de perdre l’employeur (ou l’homme de loi) : le salarié qui s’estime victime ne s’exprime pas (repli, isolement) ou le fait avec difficulté (confusion, détresse, honte), la situation est éminemment subjective (absence d’écrits ou de témoins, contexte de travail individualiste, performant, tendu), enfin les violences psychologiques en matière de harcèlement moral sont généralement subtiles, discrètes et d’apparence anodine.

Un vrai dispositif législatif, qui reste à élaborer au Luxembourg[30], est indispensable.

Le nouveau Gouvernement s’engage à cet égard :

Les partenaires sociaux ont signé une convention en date du 25 juin 2009[31] qui sert notamment en tant qu’outil de sensibilisation et de prévention contre le harcèlement moral sur le lieu de travail. Il a été convenu d’en faire une évaluation après cinq ans, c’est-à-dire en 2014[32].

Sur base de cette évaluation, le Gouvernement élaborera un projet de loi contre le harcèlement moral en se fondant sur la proposition de loi n° 4979 déposée le 4 juillet 2002[33].”[34]

Au travail.

 

__________________________

1 Art. L. 551-1 suiv. Code du travail.

2 Tribunal du travail, Luxembourg, 6 juin 2011, n°2472/2011.

3 A noter : les juges considèrent que “les déclarations des témoins indirects ne sont pas à écarter d’emblée, mais sont à analyser dans leur contexte”. Ainsi, le frère, l’ami, ont-ils été entendus.

4 Art. L. 245-1 suiv. Code du travail. Sur le harcèlement sexuel, voir “Sex, Drugs & Rock ‘n’ Roll – partie 1”

5 Cour d’appel (Luxembourg), 13 février 2014, n°37938.

6 Art. 1134 Code civil.

7 Art. L. 312-1 Code du travail.

8 Art. L. 312-2 Code du travail.

9 Cour d’appel (Luxembourg), 13 février 2014 précité. Voir aussi Tribunal du travail, Esch/A., 24 janvier 2014, n°271/2014 ; Cour d’appel (Luxembourg), 7 février 2013, n°37886 ; Cour d’appel (Luxembourg), 10 juillet 2008, n°32397.

10 Cour d’appel (Luxembourg), 21 juin 2011, n° 36790, concernant des faits entre 2007 et 2009.

11 Cour d’appel (Luxembourg), 13 février 2014 précité. Voir aussi Cour d’appel (Luxembourg), 10 juillet 2008 précité. A contrario: Cour d’appel (Luxembourg), 21 juin 2011 précité.

12 Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (Journal officiel n° L 303 du 02/12/2000 p. 0016 – 0022), appelée “directive européenne” pour les besoins de cet article.

13 Art. 2, point 3, directive 2000/78/CE précitée.

14 Loi du 28 novembre 2006 (Mémorial A, p. 3584) : voir Art. L. 251-1 suiv. Code du travail.

15 Cour de justice des Communautés européennes, 13 novembre 1990, C-106/89, Rec. 1990 page I-04135, point 8 : “en appliquant le droit national, qu’il s’agisse de dispositions antérieures ou postérieures à la directive, la juridiction nationale appelée à l’interpréter est tenue de le faire dans toute la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de la directive pour atteindre le résultat visé par celle-ci”.

16 Art. 2, Convention du 25 juin 2009 relative au harcèlement et à la violence au travail.

17 Art. 10, point 1, directive 2000/78/CE précitée.

18 Art. L. 253-2 Code du travail.

19 En d’autres termes, la salariée ne se sent pas harcelée à cause de son âge, de ses convictions, etc.

20 Voir à ce sujet Conseil d’Etat (Luxembourg), avis du 15 novembre 2005 relatif au projet de loi 5241 (modifiant la loi modifiée du 17 juin 1994 concernant la sécurité et la santé des travailleurs au travail, déposé le 18 novembre 2003, retiré le 11 octobre 2006) et à la proposition de loi 4979 (relative à la protection contre le harcèlement moral à l’occasion des relations de travail, déposée le 4 juillet 2002).

21 Par exemple, en cas de harcèlement moral discriminatoire : emprisonnement de huit jours à deux ans et/ou amende de 251 EUR à 25.000 EUR – Art. 454 et Art. 455 Code pénal ; nullité du licenciement – Art. L.253-3 Code du travail (en cas de harcèlement sexuel: nullité du licenciement – Art. L.245-5 Code du travail).

22 Cour d’appel (Luxembourg), 13 février 2014 précité. Voir aussi Cour d’appel (Luxembourg), 10 juillet 2008 précité.

23 Cour d’appel (Luxembourg), 13 février 2014 précité. Voir aussi Cour d’appel (Luxembourg), 10 juillet 2008 précité ; Tribunal du travail, Esch/A., 24 janvier 2014, précité.

24 Voir cependant, par exemple, Cour d’appel (Luxembourg), 10 juillet 2008 précité. Voir, en cas de harcèlement discriminatoire, la note de bas de page n°26.

25 Le responsable hiérarchique, si la convention collective applicable le prévoit : Cour d’appel (Luxembourg), 10 juillet 2008 précité. Voir Art. L. 162-12 Code du travail.

26 Voir aussi, toutefois uniquement en cas de harcèlement moral discriminatoire : Art. L.253-2 et Art. L.253-4 Code du travail (voies de recours directement par la victime, ou indirectement par une association sans but lucratif ou une organisation syndicale compétente).

27 Cour d’appel (Luxembourg), 28 juin 2007, n°30994 ; Tribunal du travail, Luxembourg, 6 juin 2011 précité.

28 Tribunal du travail, Esch/A., 24 janvier 2014, précité. Voir aussi Cour d’appel (Luxembourg), 17 septembre 2009, n°33668.

29 Cour d’appel (Luxembourg), 13 février 2014 précité ; Tribunal du travail, Luxembourg, 6 juin 2011 précité.

30 Pour les salariés du secteur privé. En revanche, concernant les fonctionnaires de l’Etat et des communes, voir la loi du 19 mai 2003 (Mémorial A, p. 1294) en matière de harcèlement moral et la loi du 29 novembre 2006 (Mémorial A, p. 3589) en matière de harcèlement discriminatoire.

31 Convention du 25 juin 2009 relative au harcèlement et à la violence au travail, déclarée d’obligation générale par règlement grand-ducal du 15 décembre 2009.

32 “Les parties signataires conviennent que le présent accord sera évalué après une période de cinq ans suivant la date de sa signature sur demande de l’une d’entre elles et pourra faire l’objet d’une révision subséquente” (article 4, Convention du 25 juin 2009 précitée).

33 Proposition de loi 4979 relative à la protection contre le harcèlement moral à l’occasion des relations de travail, déposée le 4 juillet 2002, renvoyée en commission (du Travail, de l’Emploi, et de la Sécurité Sociale) le 12 décembre 2013.

34 Programme gouvernemental 2013, http://www.gouvernement.lu/3322796/Programme-gouvernemental.pdf#

 



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