Lanceurs d’alerte : que dit la CEDH ?
Le lanceur d’alerte le plus connu, tout en restant paradoxalement anonyme pendant plus de 30 ans, est Deep Throat, dont les révélations dans la presse en 1972 ont entraîné la démission du Président américain Nixon.
Ce phénomène s’est amplifié en Europe depuis la crise bancaire et financière de 2008, donnant lieu à des débats d’ampleur internationale (notamment : Stéphanie Gibaud, 2008, Irène Frachon, 2010, Antoine Deltour, 2012, Raphaël Halet, 2013, Hervé Falciani, 2015, ou encore le surnommé “John Doe”, 2016, ayant quant à lui communiqué plus de dix millions de documents confidentiels à la presse).
A titre liminaire, cet article ne traitera pas de la liberté d’expression des journalistes, la Cour européenne des droits de l’Homme ayant clairement consacré leur droit à protéger leurs sources, même quand celles-ci sont illicites (CEDH Tillack).
Le préjudice causé à l’employeur est souvent grave, en ce que la divulgation de l’information constitue souvent une violation de l’obligation de loyauté et de confidentialité du lanceur d’alerte vis-à-vis de son employeur, et rompt la confiance devant régir les relations de travail.
Mais qu’est-ce qu’un lanceur d’alerte pour la Cour européenne des droits de l’Homme ?
La Cour européenne des droits de l’Homme à Strasbourg est l’ultime juridiction compétente quand tous les recours luxembourgeois ont été épuisés. La question a donc son intérêt.
Article 10 CEDH – Liberté d’expression
La Cour de Strasbourg assoit sa jurisprudence concernant le lanceur d’alerte sur l’article 10 de la Convention des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, signée par le Luxembourg :
« ARTICLE 10 – Liberté d’expression
- Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
- L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
Jurisprudence – les 6 critères du lanceur d’alerte
Le 12 février 2008, un arrêt de référence de la Cour de Strasbourg consacre pour la première fois un statut et une protection au lanceur d’alerte, à l’aide de six critères jurisprudentiels constants (CEDH, Grande Chambre, 12 février 2008, Guja c. République de Moldova).
Dans l’affaire Guja, la Cour de Strasbourg admet examiner pour la première fois la possibilité qu’un fonctionnaire (sans pour autant exclure qu’il puisse aussi s’agir d’un salarié) viole volontairement et valablement son obligation de loyauté et de réserve.
Sans y insister, la Cour de Strasbourg établira par la suite une distinction (souple) selon que le lanceur d’alerte est un salarié, soumis à une obligation de loyauté et de confidentialité, ou un fonctionnaire, qui lui est soumis à une obligation de loyauté et de confidentialité renforcée.
Les six critères établis par la Cour de Strasbourg sont les suivants :
- Quels recours étaient à la disposition du lanceur d’alerte ?
- L’information divulguée servait-elle l’intérêt général ?
- L’information divulguée était-elle authentique ?
- Quel préjudice la divulgation de l’information a t-elle causé ?
- Le lanceur d’alerte était-il de bonne foi ?
- Les sanctions infligées au lanceur d’alerte étaient-elles nécessaires ?
Pour se prononcer, la Cour de Strasbourg procède à un examen nuancé de ses critères, de leur pondération et de leur interaction.
En résumant sommairement la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, le lanceur d’alerte est toute personne qui, y compris dans le contexte de sa relation de travail, quelle qu’elle soit, aucun autre recours plus discret n’étant envisageable, et malgré le préjudice qu’elle peut causer, divulgue de bonne foi une information protégée – parfois même en violation de son obligation de loyauté, de réserve, de confidentialité – avec la conviction que cette information est authentique et qu’elle sert l’intérêt général.
En ce qui concerne les employeurs, la Recommandation* de 2014 précise que :
- Les employeurs devraient être encouragés à mettre en place des procédures de signalement interne,
- Les représentants du personnel ou les salariés devraient être associés à leur élaboration,
- Le fait que le lanceur d’alerte a révélé des informations au public sans avoir eu recours au système de signalement interne mis en place par l’employeur peut être pris en considération lorsqu’il s’agit de décider des voies de recours ou le niveau de protection à accorder au lanceur d’alerte.
Si une législation appropriée — évitant autant la délation que la censure —, et des procédures internes à chaque entreprise claires et efficaces, sont indispensables, ce ne sera pas toujours suffisant : force est de constater qu’à l’heure de l’informatique et d’internet, les révélations portant sur certains sujets semblent à l’avenir devoir être massives et anonymes, avec pour interlocuteur privilégié les media.
Article complet publié dans Entreprises Magazine, janvier/février 2017, p. 91-96
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* Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres du Conseil de l’Europe, 30 avril 2014: https://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?id=2188939&Site=CM