Lanceurs d’alerte : que dit la CEDH ? critère 2
L’affaire LuxLeaks a été beaucoup médiatisée et un arrêt de la Cour d’appel est attendu le 15 mars prochain à ce sujet.
Les juges luxembourgeois devront tenir compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), qui siège à Strasbourg, et dont les décisions s’imposent à l’Union européenne notamment.
Qu’est-ce qu’un lanceur d’alerte pour la Cour européenne des droits de l’Homme ?
La Cour européenne des droits de l’Homme à Strasbourg est l’ultime juridiction compétente quand tous les recours luxembourgeois ont été épuisés. La question a donc son intérêt.
En ce qui concerne les employeurs, la Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres du Conseil de l’Europe, du 30 avril 2014 précise que :
- Les employeurs devraient être encouragés à mettre en place des procédures de signalement interne,
- Les représentants du personnel ou les salariés devraient être associés à leur élaboration,
- Le fait que le lanceur d’alerte a révélé des informations au public sans avoir eu recours au système de signalement interne mis en place par l’employeur peut être pris en considération lorsqu’il s’agit de décider des voies de recours ou le niveau de protection à accorder au lanceur d’alerte (Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres du Conseil de l’Europe, 30 avril 2014: https://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?id=2188939&Site=CM)
Jurisprudence – les 6 critères du lanceur d’alerte
Le 12 février 2008, un arrêt de référence de la Cour de Strasbourg consacre pour la première fois un statut et une protection au lanceur d’alerte, à l’aide de six critères jurisprudentiels constants (CEDH, Grande Chambre, 12 février 2008, Guja c. République de Moldova).
Dans l’affaire Guja, la Cour de Strasbourg admet examiner pour la première fois la possibilité qu’un fonctionnaire (sans pour autant exclure qu’il puisse aussi s’agir d’un salarié) viole volontairement et valablement son obligation de loyauté et de réserve.
Sans y insister, la Cour de Strasbourg établira par la suite une distinction (souple) selon que le lanceur d’alerte est un salarié, soumis à une obligation de loyauté et de confidentialité, ou un fonctionnaire, qui lui est soumis à une obligation de loyauté et de confidentialité renforcée.
Les six critères établis par la Cour de Strasbourg sont les suivants :
- Quels recours étaient à la disposition du lanceur d’alerte ?
- L’information divulguée servait-elle l’intérêt général ?
- L’information divulguée était-elle authentique ?
- Quel préjudice la divulgation de l’information a t-elle causé ?
- Le lanceur d’alerte était-il de bonne foi ?
- Les sanctions infligées au lanceur d’alerte étaient-elles nécessaires ?
Examinons plus en détail le deuxième de ces six critères du lanceur d’alerte à la lumière de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.
2. L’INFORMATION DIVULGUEE SERVAIT-ELLE L’INTERET GENERAL ?
Il s’agit principalement de menaces à la démocratie, empêchées par l’intervention d’un lanceur d’alerte, mais pas uniquement : l’abus de pouvoir, la corruption et le trafic d’influence portant atteinte à l’indépendance de la Justice et au principe de séparation des pouvoirs (CEDH Guja, CEDH Kudeschkina), l’atteinte au droit à la vie privée (CEDH Bucur & Toma), l’atteinte à la santé voire à la vie (CEDH Heinisch).
La Cour de Strasbourg considère qu’une information mettant en cause des actes possiblement illicites de l’Etat sert particulièrement l’intérêt général : ce sont des questions de la plus haute importance que le public a intérêt à connaître pour en débattre dans un Etat de droit (CEDH Guja).
Cependant l’intérêt général ne se réduit pas aux seuls actes de l’Etat et il est possible que l’information divulguée aux media serve l’intérêt général tout en portant sur des actes entre personnes privées (cf. CEDH Heinisch, CEDH Martchenko, CEDH Palomo Sanchez), et pourraient révéler par exemple des actes d’épuisement professionnel, de harcèlement, de discrimination au travail ou généralement de toutes conditions de travail inadmissibles (sous réserve des autres critères).
Dans l’affaire Heinisch, avant de porter plainte au pénal, la salariée (une infirmière) s’était manifestée auprès de son employeur à plusieurs reprises pour signaler qu’elle était surchargée de travail en raison d’un sous-effectif durable, que les soins ne pouvaient en conséquence pas tous être administrés, que les rapports d’activité étaient inexacts, que des erreurs pouvaient être commises, qu’elle craignait de voir sa responsabilité pénale engagée : une demande initiale de prester moins d’heures (a priori sans interêt pour le public), non résolue par l’employeur, a abouti à révéler au public de graves carences dans les soins aux personnes âgées (ce qui relève de l’intérêt général).
La Cour de Strasbourg procède à un examen en deux temps:
- Y a t-il un intérêt du public pour ces questions ?
- L’information divulguée a t-elle contribué à nourrir le débat ?
Dans l’affaire Guja, La Cour de Strasbourg estime que “l’intérêt de l’opinion publique pour une certaine information peut parfois être si grand qu’il peut l’emporter même sur une obligation de confidentialité imposée par la loi”.
Dans l’affaire Stoll, la Cour de Strasbourg examine si les publications “étaient susceptibles de nourrir le débat public sur le sujet”.
La terminologie employée par la Cour de Strasbourg dans sa jurisprudence est relativement large: il est fait référence à des violations, des actes illégaux, des irrégularités, des dysfonctionnements, des agissements répréhensibles, etc.
Le choix des termes employés par la Cour de Strasbourg donne à penser que l’alerte ne doit pas nécessairement, semble t-il, viser des illégalités, mais peut englober toute information contraire à l’intérêt général, au sens large, ce qui semble être confirmé par la définition du lanceur d’alerte de 2014.
Définition du lanceur d’alerte – 2014
En 2014, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a proposé une définition du lanceur d’alerte, laquelle ne vise plus des actes “illicites”, le critère étant le préjudice imminent ou avéré pour l’intérêt général :
« toute personne qui fait des signalements ou révèle des informations concernant des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général dans le contexte de sa relation de travail, qu’elle soit dans le secteur public ou dans le secteur privé »
(Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres du Conseil de l’Europe, 30 avril 2014: https://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?id=2188939&Site=CM)
Notons néanmoins que la définition du lanceur d’alerte, telle que proposée par le Conseil de l’Europe dans sa Recommandation, est moins précise que celle qui se dégage de la Cour de Strasbourg.
Article complet publié dans Entreprises Magazine, janvier/février 2017, p. 91-96