Publié le : 02/02/2017 par Hélène WEYDERT

Lanceurs d’alerte : que dit la CEDH ? critère 1

L’affaire LuxLeaks a été beaucoup médiatisée et un arrêt de la Cour d’appel est attendu le 15 mars prochain à ce sujet.

Les juges luxembourgeois devront tenir compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), qui siège à Strasbourg, et dont les décisions s’imposent à l’Union européenne notamment.

Qu’est-ce qu’un lanceur d’alerte pour la Cour européenne des droits de l’Homme ? 

La Cour européenne des droits de l’Homme à Strasbourg est l’ultime juridiction compétente quand tous les recours luxembourgeois ont été épuisés. La question a donc son intérêt.

La Recommandation du Conseil de l’Europe aux Etats membres – donc au gouvernement luxembourgeois – précise que :

  • « Les employeurs devraient être encouragés à mettre en place des procédures de signalement interne,
  • Les représentants du personnel ou les salariés devraient être associés à leur élaboration,
  • Le fait que le lanceur d’alerte a révélé des informations au public sans avoir eu recours au système de signalement interne mis en place par l’employeur peut être pris en considération lorsqu’il s’agit de décider des voies de recours ou le niveau de protection à accorder au lanceur d’alerte. »*

Jurisprudence – les 6 critères du lanceur d’alerte

Le 12 février 2008, un arrêt de référence de la Cour de Strasbourg consacre pour la première fois un statut et une protection au lanceur d’alerte, à l’aide de six critères jurisprudentiels constants**. 

Dans l’affaire Guja, la Cour de Strasbourg admet examiner pour la première fois la possibilité qu’un fonctionnaire (sans pour autant exclure qu’il puisse aussi s’agir d’un salarié) viole volontairement et valablement son obligation de loyauté et de réserve.

Sans y insister, la Cour de Strasbourg établira par la suite une distinction (souple) selon que le lanceur d’alerte est un salarié, soumis à une obligation de loyauté et de confidentialité, ou un fonctionnaire, qui lui est soumis à une obligation de loyauté et de confidentialité renforcée. 

Les six critères établis par la Cour de Strasbourg sont les suivants :

  1. Quels recours étaient à la disposition du lanceur d’alerte ? 
  2. L’information divulguée servait-elle l’intérêt général ?
  3. L’information divulguée était-elle authentique ?
  4. Quel préjudice la divulgation de l’information a t-elle causé ?
  5. Le lanceur d’alerte était-il de bonne foi ? 
  6. Les sanctions infligées au lanceur d’alerte étaient-elles nécessaires ?

Examinons plus en détail le premier de ces six critères du lanceur d’alerte à la lumière de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.

  1. QUELS RECOURS ETAIENT A LA DISPOSITION DU LANCEUR D’ALERTE ? 

Le lanceur d’alerte a t-il frappé à la bonne porte ?

La Cour de Strasbourg examine s’il existe une législation spécifique en la matière et, à défaut, si le lanceur d’alerte disposait de recours lui permettant de lancer au préalable une alerte en interne, ou encore à défaut aux autorités compétentes, ou enfin – et en dernier ressort – la divulgation au public par le biais de la presse/des media.

Législation

La Résolution du Conseil de l’Europe invite tous les Etats membres à adopter une législation complète en matière d’alerte, qui doit inclure :

« tous les avertissements de bonne foi à l’encontre de divers types d’actes illicites, y compris toutes les violations graves des droits de l’Homme, qui affectent ou menacent la vie, la santé, la liberté et tout autre intérêt légitime des individus en tant que sujets de l’administration publique ou contribuables, ou en tant qu’actionnaires, employés ou clients de sociétés privées » ***

Cette Résolution est rappelée dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.

Souvent la Cour de Strasbourg relève qu’il n’existe aucun dispositif législatif national spécifiqueet que l’Etat a une obligation positive de protéger le droit à la liberté d’expression”, y compris dans les rapports privés en annulant la mesure de l’employeur ou en y substituant une mesure moins sévère (CEDH Heinisch).

« Formulé différemment, un droit national du travail qui appréhenderait de la même façon l’employé licencié pour un motif tenant à sa faute, ses aptitudes professionnelles ou à la marche de l’entreprise et celui licencié pour avoir utilisé sa liberté d’expression dans l’intérêt public emporterait directement violation de la Convention » européenne des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ».****

Dans un arrêt du 30 juin 2016, la Cour de cassation française en tire pour la première fois les conséquences suivantes : la Cour de cassation française décide que le licenciement d’un lanceur d’alerte est frappé de nullité directement sur base de de l’article 10 §1 CEDH et ce même en l’absence de législation nationale applicable au moment des faits – partant l’arrêt de la Cour d’appel (qui lui n’avait pas annulé le licenciement, au motif que la nullité n’était pas prévue au moment des faits par le code du travail) est cassé pour violation de l’article 10 CEDH. Si la hiérarchie des normes est respectée (le code du travail, en tant que norme nationale, est soumis à l’article 10 CEDH, qui est une norme internationale), la nullité du licenciement n’est pour autant pas prévue par l’article 10 CEDH, mais elle relève des obligations positives des Etats membres.  

Recours interne

Quand un recours interne existe, la Cour de Strasbourg examine ensuite si le lanceur d’alerte a exercé ce recours interne et s’il a obtenu une réponse. 

Dans l’affaire Guja (un fonctionnaire du Parquet ayant communiqué à la presse copie de correspondances confidentielles du Parlement au Parquet semblant vouloir inciter ce dernier à être clément vis-à-vis d’officers de police accusés d’abus de pouvoir et de violences), il n’existait pas de législation adéquate ou de recours interne spécifique organisant l’alerte, partant le fonctionnaire avait alerté son supérieur hiérarchique, qui n’avait donné aucune suite pendant les 6 mois qui ont suivi (et il a alors contacté la presse). 

La Cour a estimé que la divulgation à la presse pouvait être justifiée dans ces circonstances, à savoir en l’absence d’autorité spécifiquement compétente (faute de législation) et lorsque la voie hiérarchique n’a donné aucun résultat.

Dans l’affaire Heinisch (une infirmière salariée ayant déposé une plainte pénale contre son employeur pour graves carences dans les soins gériatriques), les recours préalables et réitérés auprès de l’employeur n’avaient abouti à aucun résultat. Dans cette affaire, le conflit avait escaladé : avertissements de la salariée auprès de l’employeur, inspections surprises des autorités compétentes, plainte pénale déposée par la salariée, tracts dans l’entreprise, couverture médiatique. 

La Cour a considéré que l’alerte lancée par la salariée était justifiée dans ces circonstances, en l’absence de législation spécifique et alors que les démarches préalables de la salariée n’avaient rien donné. 

Inefficacité avérée ou supposée 

La presse n’est pas toujours le dernier recours : le lanceur d’alerte est autorisé à divulguer l’information en externe (aux media) s’il n’existe pas de recours interne, ou si celui-ci est – ou semble d’emblée – inefficace.

Dans l’affaire Bucur & Toma (Bucur étant un militaire des services secrets ayant divulgué lors d’une conférence de presse des enregistrements téléphoniques non autorisés classés “ultra-secret” concernant de nombreuses personnalités) le recours interne était perçu comme inefficace,  alors qu’il avait contacté d’abord (i) son supérieur hiérarchique qui lui avait conseillé de renoncer à l’alerte, puis (ii) un député qui lui avait affirmé que l’autorité compétente (dont le député était membre) ne donnerait aucune suite et lui avait conseillé de s’adresser à la presse. 

Ainsi, la divulgation d’emblée à la presse peut être justifiée, lorsque le recours à la voie hiérarchique semble voué à l’échec.

« Lorsqu’il n’existe pas de voies internes pour donner l’alerte, ou qu’elles ne fonctionnent pas correctement, voire qu’il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’elles fonctionnent correctement étant donné la nature du problème dénoncé par le donneur d’alerte, il conviendrait de la même manière de protéger celui qui utilise des voies externes, y compris les médias. » ***

L’appréciation de l’inefficacité supposée (plutôt que constatée) d’un recours interne, qui autoriserait le lanceur d’alerte à divulguer l’information immédiatement aux media est difficile.

Dans l’affaire Kudeschkina, un juge en fonction a révélé à la presse, en tant que candidat pendant une campagne électorale, des interférences du Parquet sur une affaire pénale en cours. Ce qui est surprenant, c’est qu’un mois après ses révélations au public, ce juge a saisi les autorités compétentes. L’alerte immédiate à la presse a néanmoins été considérée comme valable par la Cour de Strasbourg, peut-être en raison de l’ampleur du scandale de corruption révélé concernant Tri Kita.

Cette décision n’a pas été unanime, trois juges de la Cour s’y étant opposés, principalement dû au fait que le lanceur d’alerte était un juge en fonction, dont le devoir de réserve et le sens des responsabilités a été perçu comme devant être accrus, ce qui justifiait de privilégier le recours interne avant d’alerter le public.

La Cour de Strasbourg procède à un examen très approfondi non seulement du dossier procédural, mais aussi du contexte politique et médiatique global au moment des faits.

Limite

Dans l’affaire Martchenko (un enseignant accusant la directrice de l’école de malversations), un premier recours avait été exercé auprès des autorités généralement compétentes (le Parquet) mais la plainte pénale avait été classée sans suite pour manque de preuves. Un recours externe a alors été exercé : l’accusation a été proférée publiquement, lors d’une manifestation.

La Cour relève qu’il n’a pas tenté d’exercer toutes les voies de droit à sa disposition pour contester le classement sans suite de sa plainte et qu’il aurait dû alerter le supérieur hiérarchique de la directrice ou les autorités compétentes avant de rendre ses accusations publiques. 

Partant, lorsqu’un recours existe et qu’une décision est prise à ce sujet (y compris un classement sans suite pour manque de preuves, à distinguer de l’absence totale de réaction de l’autorité compétente), il incombe au lanceur d’alerte de recourir à toutes voies de recours à sa disposition avant de rendre publique son information.

 

 Article complet publié dans Entreprises Magazine, janvier/février 2017, p. 91-96

 

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*      Recommandation du Comité des Ministres aux Etats membres du Conseil de l’Europe, 30 avril 2014: https://wcd.coe.int/ViewDoc.jsp?id=2188939&Site=CM)

**    CEDH, Grande Chambre, 12 février 2008, Guja c. République de Moldova

***  Résolution 1729 (2010) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 29 avril 2010: http://assembly.coe.int/nw/xml/XRef/Xref-XML2HTML-fr.asp?fileid=17851&lang=fr

**** “La Liberté d’expression du Whistleblower”, Valérie Junod, RTDH 77/2009, p.242

 

 

 



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